TO LOOP THE LOOP (F) / Roxane Bovet - 2017

Exhibition text, LOOPS, Palais de l'Athénée, Geneva, 2017

  

Malgré les apparences, les idées réunies dans ce texte traitent bien en réalité d’une même question : un parcours humain dans un univers informationnel complexe [Nous pensons et vivons à travers, avec et selon des flux d’informations multiples et chaotiques. Entendez ici quelque chose de bien plus large que les simples informations médiatiques ou que le chaos d’internet. Ajoutez-y les narrations complexes, les flots d’images, les médias numériques, etc.] et les conséquences profondes que cela engendre au niveau neurologique, biologique et psychologique, comme au niveau social, économique, institutionnel et politique.


[loop – boucle – loop – loop]
la boucle est la figure récurrente principale, la forme conceptuelle persistante que prennent les systèmes régissant nos savoirs, nos pensées, nos histoires et nos schémas d’action. la boucle modèle notre réalité et contamine tous les domaines qu’elle informe.


La série Westworld de HBO raconte l’histoire d’un parc d’attraction peuplé de robots à l’apparence humaine hyper-réaliste. Dans un décor de conquête de l’Ouest, chaque androïde évolue selon un script qui lui a été attribué et prend part à une narration globale à l’échelle du parc. Afin de permettre une interaction directe avec les visiteurs humains du parc les scripts individuels intègrent une fonction minimale d’improvisation autonome, mais chaque matin, les robots-personnages recommencent la même boucle narrative. Appelés « scénarios » dans la version VOSTFR, ces scripts individuels ont pour nom original « loops » dans la version américaine.
Des comptines et ritournelles qui tournent dans la tête des enfants au rabâchage volontaire des étudiants en médecine, c’est par la répétition que l’être humain apprend. C’est par la répétition encore que les histoires se propagent, transmettant les mythes, les valeurs, les exploits et les espoirs qui font d’un tas d’humains informe une société organisée. Notre monde est composé de boucles et ces scripts immatériels traduisent des manières de vivre, des relations à l’Histoire, aux histoires et aux savoirs. Ils se développent dans l’espace, le temps, la pensée, le dire et le faire. À tout instant, nous produisons nos propres boucles et empruntons les collectives, nous suivons celles de nos différents cercles et absorbons naturellement celles auxquelles nous avons toujours été confrontés. La mode est la boucle incarnée, l’histoire de l’art en est une autre. Peut-être que l’humanité ne fait que reproduire la Boucle-des-boucles : le cycle naturel de la vie.
L’Histoire se construit, le temps avance, le future émane du présent qui lui-même est indissociable du passé : The Future is Wild. Mais toujours il faut recommencer, retourner à zéro, le futur d’aujourd’hui est le passé de plus tard, la boucle ne se boucle jamais et tout au long de cette progression temporelle, des milliers de boucles se créent entre des points A et des points B dispersés sur la spirale qui se déroule encore.
La boucle est plus proche de l’organique désorganisation du poulet paléolithique que de l’arrangement cosmétique minimal van-der-rohesque.
À bien y penser, il s’agirait plutôt de spirales : ça se boucle, mais pas exactement au même endroit parce que du temps est passé, un processus de recommencement, mais de recommencement avec du nouveau, le même se transforme en autre.


Notre vision du monde est par définition imaginaire, car notre perception de la réalité dépend des représentations mentales que nous nous faisons : une série de croyances provenant de notre entourage informatif.
Tout au long de notre vie, nous accumulons, grâce à nos expériences vécues, une multitude d’éléments de représentation mentale. Stockées dans notre cerveau, ces images constituent une base de données de référence dont nous nous servons à tout instant pour analyser une situation et y répondre par l’action adéquate.
Des cônes et des bâtonnets, cachés au fond de notre œil, captent les signaux lumineux qui leur parviennent de l’extérieur. Traduits par le cortex visuel, ces signaux sont ensuite assemblés pour former des symboles reconnaissables jusqu’à engendrer une réponse active du type « écrase ce moustique qui te suce le bras » ou « continue de marcher, rien de nouveau à l’horizon». Les symboles que nous ne reconnaissons pas, ceux auxquels nous n’avons encore jamais été confrontés, passent quant à eux par une phase d’analyse comparative et déductive avant de se retrouver classés aux côtés des autres dans notre base de données mentale.
Dans une cycle récursif continu, chaque image est évaluée en fonction de son efficacité à réaliser nos besoins puis modifiée en conséquence. Ainsi, notre cerveau entretient en permanence un réseau d’images dont chacune peut faire appel à l’autre pour former des enchaînements. Les plus sollicitées finissent par former des méta-images dynamiques qui construisent notre réalité. L’ensemble ordonne notre monde et définit les vérités tout en retransformant et recalibrant à chaque fois l’univers de référence. À l’instar d’un rébus, la réutilisation systématique d’éléments choisis tend à établir une grammaire, un orthographe. Plutôt Prince que Sturtevant.(1)



La boucle, la spirale est, on le devine, la figure centrale. Mais les choses ne paraissent pas aussi simples dès qu’on prête attention aux différents niveaux d’informations en jeu. Nous sommes en permanence immergés dans différents milieux médiatiques. Toujours particuliers, fréquemment chevauchés et superposés entre eux, ils pénètrent notre pensée bien au-delà des seules informations que nous en tirons ponctuellement. Bernard Stiegler, au cours de recherches menées notamment avec Ars Industrialis, a remarqué que la navigation internet développe chez l’individu une manière de penser plus complexe. Cette mutation [liée notamment aux sollicitations de l’individu par plusieurs sources perceptives - image, son, lecture - et à la navigation hypertexte] génère une pensée capable de gérer et de digérer plusieurs tâches/informations à la fois. Elle génère une pensée du saut et du lien, une pensée plus instantanée, moins concentrée sur le long terme mais capable de synthétiser. Une pensée capable de sélectionner [puisque l’internaute ne peut pas se contenter d’être un surfeur sans repères]. Une pensée formée pour trouver l’information plus que pour la stocker et qui a la capacité de concevoir des articulations multiples entre des éléments disparates. Katherine Hayles, quant à elle, précise que la transformation s’opère à un stade de cognition non-consciente, avant même la pensée. (2)


L’être humain peut être vu comme une ligne, avec, à une extrémité, une tête et à l’autre, des pieds. Il vit dans un monde à gravité forte qui le maintient au sol et lui donne de son environnement une vision bidimensionnelle.

Dans le film Interstellar de Christopher Nolan, Cooper, le héros, après un interminable voyage interstellaire engagé pour sauver la planète d’une crise climatique, se retrouve coincé entre les différentes dimensions temporelles. À l’écran, il est alors représenté bloqué derrière la bibliothèque de la chambre de sa fille. L’image est composée d’une série de plans qui s’entrecroisent mais qui ne se mélangent pas. Comme dans une grille tri-dimensionnelle, des dizaines de couloirs verticaux et horizontaux se rencontrent à hauteur et à distance égales, les liaisons entre les plans n’étant que verticales ou horizontales.
Cooper a traversé l’espace-temps, il a visité de multiples galaxies, il va sauver la Terre, il est totalement libre de se déplacer dans toutes les dimensions de notre univers, et pourtant, il ne peut pas le faire de travers, pas dans n’importe quel sens.

Nous investissons beaucoup de temps pour nous assurer que le monde n’est pas désordonné. Nous nous y appliquons parce que le désordre réduit notre sensation de bien-être. En faisant disparaître notre sentiment de maîtrise et d’efficacité, le désordre nous fatigue. La vie en désordre – ou la réalité composée d’un chaos d’informations mouvantes et en constante évolution – est plus difficile parce qu’alors il ne suffit plus de suivre les schémas pré-établis ou d’apporter des réponses réflexes. Le cerveau ne peut plus se contenter de puiser dans les séquences d’éléments qu’il a pré-enregistrées, il doit ré-interpréter chaque élément, le re-considérer au fait de la situation et du contexte spécifiques.





Un bout de la cartographie d’un rhizome, un zoom sur un ensemble de synapses, un re-cadrage dans un tas de filets emmêlés ––> des lignes et des nœuds – parfois chaotiques, parfois sur-organisés : Yoan Mudry propose un chemin dans ces flux de discours et d’images qui nous innondent. Travaillant avec des fragments d’objets culturels, il mixe les sources et les références : culture populaire, directement identifiable lorsqu’il se réapproprie et détourne des cartoons et des personnages de Disney  –One day I will solve my problems with maturity. Culture – ou plutôt histoire de l’art – comme dans Dialog mit der Marbriers, My education ou Global Paradise. Culture autogérée et DIY avec Tic Tac et Untiteld Yet.
Yoan joue avec le global et le particulier, l’histoire occidentale mutuelle et les souvenirs partagés uniquement par ceux qui étaient là, à cette soirée.

Roxane Bovet, Analyse subjective de la structure de différents écrits, 2017

Roxane Bovet, Analyse subjective de la structure de différents écrits, 2017

  

La logique occidentale – ayant mieux retenu les leçons de Pascal que d’Héraclite(3) – a construit pour nous une réalité foncièrement linéaire et dissociative. Le haut est l’opposé du bas et la droite comme la gauche n’ont pas à intervenir dans cette relation. La ligne est Simplification, Classification, Dissociation et Séparation.
Pour peu qu’elle ait été représentative d’un temps passé, cette logique dissociative n’a aujourd’hui plus d’ancrage dans le réel, qu’il soit naturel, humain ou virtuel. La ligne, que l’on croyait existante, se transforme en une série des boucles infinies et entrelacées.


[langage multivalent]
la logique multivalente admet plusieurs valeurs de vérités distinctes, chacune étant valable simultanément et également. elle rejette la simplification réductrice aliénante et ne s’inquiète pas plus que ça.

Les médias numériques(4) ont un impact majeur dans nos vies à de multiples niveaux : des idées elles-mêmes, à leur organisation, ainsi qu’aux valeurs qui les informent. Des transformations qui touchent des domaines aussi fondamentaux que nos savoirs [ce qui est considéré comme « de savoir » et ce qui ne l’est pas, mais également la manière dont on acquiert et transmet un savoir] ; nos fonctionnements économiques [l’open source et la liberté de l’information ne sont plus revendiqués uniquement par une minorité de programmeurs] ; nos modes de coopération et de socialisation [culture participative, communautés de savoirs, intelligence collective] ; nos langages, notre rapport au temps et à l’espace, etc.
Avez-vous déjà eu l’impression de pouvoir être en train de regarder une chose et d’être à même de passer instantanément à une autre qui se déroulerait en même temps dans un univers parallèle ?
C’est la télévision, avec l’invention de la télécommande, qui a acclimaté les gens à cette idée de simultanéité. À un niveau basique, être à même de passer en moins d’un quart de seconde d’une histoire à une autre implique que nous vivons dans un multivers – un système au sein duquel une multitude d’univers se superposent et parmi lesquels celui que nous appellons « l’univers » n’est que celui que nous sommes capables d’observer.
Aujourd’hui, la simultanéité est surtout l’objet des hyperliens. Mais la simultanéité – comme composante de notre réalité – précède largement internet, elle précède même les ondes. Elle nous ramène au XIXe siècle auprès d’inventeurs comme Graham Bell ou Tesla à qui nous devons respectivement le téléphone et le courant alternatif. Dans son livre Pour comprendre les médias, Marshall McLuhan écrit que l’électricité a liquidé la succession des choses en les rendant instantanées provoquant le plus grand des renversements. Liquider la succession : depuis cet instant, les narrations séquentielles(5) sont condamnées, à terme, à disparaître.(6)
Avec la disparition des narrations séquentielles, c’est toute une histoire de linéarité de la pensée qui est appelée à se transformer. Aujourd’hui, c’est un milliard d’histoires, d’expériences en temps réel, de narrations et de mondes virtuels qui se superposent et évoluent tous en même temps et dans toutes les directions. Alors que la télévision nous permettait de passer successivement d’une réalité à l’autre, internet  – et les divers outils technologiques qui nous y connectent – nous permettent de vivre dans plusieurs de ces univers à la fois. Les anciens concepts de distance, d’espace et de temps perdent toute consistance et se dissolvent au profit de l’instantanéité (tout, tout de suite), du temps réversible (grâce à la magie de la fonction ctrl+z ou pomme+z) et de l’ubiquité (être ici et ailleurs).




[bleu]
les dauphins sont représentés bleus, comme les na’vi, les schtroumpfs et les réseaux sociaux. c’est parce qu’ils partagent une logique de globalité.

La variabilité et la modularité des nouveaux médias impliquent qu’il y a, en général, différents scénarios de perception et de positionnement possibles. Les éléments – l’individu, le brocoli, le signe ou la guerre – sont en permanence reconfigurés pour un espace spécifique et présentés différemment de fois en fois, si bien qu’ils passent par une infinité de circuits, de familles et de champs d’application. Chacun fait partie d’un ensemble imaginé comme une entité protéiforme mais solidaire. Ces circuits expliquent mais aussi compliquent notre existence et sont à l’origine d’une nouvelle génération d’individus polymorphes. (7)
Collectionnant des subjectivités qui, plus tôt, paraissaient irréconciliables pour la plupart, il est aujourd’hui impossible pour les natifs numériques de s’envisager autrement que multiples. Leurs différentes appartenances ne s’envisagent plus au sein d’un système d’opposition binaire (artiste ou curateur, homme ou femme, privé ou public, galerie ou offspace) ni d’imbrication à la manière des poupées russes (famille –> MUDRY, dans la commune –> LAUSANNOIS, dans le canton –> VAUDOIS, dans le pays –> SUISSE, etc). Ils deviennent trois, quatre, dix ou plus et surtout à la fois. Ils sont forme-fond-sujet-soi-autre, tout en un.



Comment alors raconter des histoires à ces gens ? Qu’est-ce qui se passe dans leur tête ? Comment est-ce qu’ils s’ennuient, et est-ce qu’ils tournent en rond ? Est-ce que le terme « cercles de discussion » est encore d’actualité ? Ou serait-ce des ellipses (parce que les ellipses ont plusieurs centres) ? Ou alors des mille-feuilles de discussion, comme plein de cercles les uns sur les autres ? Les conversations d’aujourd’hui s’entretiennent simultanément. Je peux travailler sur un texte destiné à la publication et en même temps parler de Trump et de maison en Italie avec Lucas qui rabote une télé en bois à côté de moi et de piscines en terrasse avec ma sœur qui est en voyage au Guatemala. Il s’agit bien plutôt d’un mille-feuille : Trump se fout de ce qu’on fait ici, Lucas n’est jamais allé au Guatemala et Yoan n’aime pas les piscines en terrasse.

L’histoire de la petite fille au vernis à ongles a servi à justifier, selon l’époque, l’invasion de l’Iran, de l’Afghanistan ou l’envoi de troupes en Irak. Racontée à tour de rôle par Bush Jr., Madame Blair, Sarkozy et bien d’autres, le personnage principal en est une femme, puis une petite fille ou bien plusieurs. Elle(s) se fait/font couper la main ou les phalanges à moins qu’elle(s) ne se fassent arracher les ongles. L’histoire toute simple revient sur elle-même, se transforme, s’adapte comme un caméléon narratif, factuel et fondamental. Mais surtout, elle convainc. (8)

 >> 17 nov. 2001 Laura Bush. « ... menacer d’arracher les ongles des femmes sous prétexte qu’elles portent du vernis à ongles. »

 >> 19 nov. 2001 Cherry Blair « ... arracher les ongles des femmes sous prétexte qu’elles portent du vernis à ongles. »

 >> 24 avril 2008 Nicolas Sarkozy « ... des gens qui ont amputé d’une main une femme parce qu’elle avait mis du vernis à ongles »

 >> 20 aout 2008 Nicolas Sarkozy « ... pour couper la main d’une petite fille qui s’est mis du vernis à ongles »

 >> 4 septembre 2008 Hervé Morin « ... ce sont des petites filles à qui on coupe le bout des doigts parce qu’elle ont du vernis à ongles »


 >> 21 septembre 2008 Hervé Morin « ... des jeunes filles qui ont les doigts coupés et les phalanges coupées parce qu’elle se mettaient du vernis à ongles »


Dans Matrix, Néo apprendra que les impressions de déjà-vu signalent des perturbations dans la matrice. Ce qui apparaît comme une erreur du cerveau humain révèle en fait des incohérences et des « erreurs » bien réelles du monde qui nous entoure. Parallèlement, elles mettent en évidence le caractère imparfait de notre humanité et la capacité que nous avons de nous en rendre compte. [Dans un univers construit par les machines, les machines ne distinguent pas l’incohérence ou alors elles la corrigent directement.] Mais chaque fois il faut repartir de zéro, citer et se citer (9). Est-ce du vol ? Pas de vol. Pas de facilité suspecte. Il n’est pas question de manque d’imagination ni d’usurpation. Il se pose là la question d’ouvrir des mondes et de libérer l’énoncé au delà de l’usage. Proposer une seconde vie, une autre vie même. Être capables de partir non pas de la dernière révolution pour imaginer la suivante, mais de mettre en place une approche holistique du système –> comme celle des dauphins.


Step 1 : rail de chemin de fer – ombre de Bob l’éponge  – font Helvetica blanche

Step 2 : flyer de peinture – crevettes géantes – Vitto – peintures découpées – robots DIY – texte interminable

Step 3 : poster zoom de peinture – poster zoom de peinture – crevettes décapitées au travail

Step 4 : association 1 – chaussures dans des boîtes – livre terminé

––> mix & repeat


Un peu à la manière dont Lemaître interrogeait la séance de cinéma, Yoan Mudry maltraite les frontières entre les différents composants de l’exposition (les pièces, l’artiste, le vin, le spectateur, la communication, l’espace, l’heure...). En 2013, il relègue F.Sculpture au stock de son exposition solo (laissant tout de même la porte entr’ouverte) et décide de la solder pour cause de pièce manquante. [une branche de l’arbre à chat ayant été utilisée pour la réalisation temporaire d’une autre sculpture.]

Ces opérations passent souvent inaperçues, elles jouent avec la temporalité et une sorte d’in-situ. Stratégies d’appropriation du contexte global de l’art contemporain, elles ont quelque chose de performatif parfois difficile à définir. C’est pour Yoan l’occasion d’interroger la pérennité d’une œuvre ou celle d’une carrière, le fonctionnement d’un marché ou d’un cercle, les techniques de communication, de diffusion ou de représentation.

C’est aussi selon ce principe que LOOPS se construit. Les pièces montrées à la salle Crosnier font partie d’une série de trois expositions présentées consécutivement à Genève [26.01 Salle Crosnier / 04.02 Le Commun / 23.03 Galerie Art Bärtschi]. Mais ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’un work in progress, ce n’est pas non plus une histoire de ré-arrangement de travaux en une nouvelle installation, ni de pièces évolutives au sens propre.
Plutôt que d’un ensemble de trois expositions, peut-être serait-il plus juste de parler d’un seul projet tri-partite, une grande boucle qui naît de la dernière pièce que pourra voir le spectateur en mars, qui revient sur elle-même pour en faire le flyer de la première exposition et qui se recadre et sort de ses mesures pour la seconde. Les crevettes qui coupent les catalogues d’exposition de la Salle Crosnier perdent leur tête et finissent par reconstruire un objet au statut de « vrai livre » qu’on ne découvrira que plus tard. Chaque élément se déplace, se transforme et interagit différemment avec l’ensemble de l’exposition selon le contexte [un espace d’exposition institutionnel, une exposition expérimentale, une galerie d’art] C’est dans le dénouement des fils, dans la poursuite du jeu que chaque élément se révèle pleinement.

Le clone n’est pas une copie dégradée – une simple reproduction de reproduction. Le second [et le troisième, et tous les suivants] recèle une possibilité autre qui nie et l’original et la copie et le modèle et la reproduction. Le mouvement informationnel se fait dans le sens de l’augmentation plutôt que de la perte, un monde du « si seulement » ou du « si possible » plutôt que du « comme si ». Une répétition, à l’image de celle de Deleuze, qui est puissance de différence et condensation de singularités. (10)

La structure de la « marque » est décrite par Jacques Derrida dans une communication faite lors d’un colloque de 1971 dont le thème était, justement, « la communication ». Ce qui se produit dans la « communication » n’est pas la transmission d’un sens ou d’une intention, mais la citation d’une « marque » [n’importe quel parole, texte, ou formule].
La marque ne se reproduit pas identique à elle-même. Chaque répétition étant distincte de la précédente, elle altère ce qu’elle paraît reproduire, elle transgresse le code ou la loi qu’elle répète. Elle n’est pas une simple citation, mais une itération. L’ « itérabilité » est en rapport essentiel avec la déconstruction. Elle ouvre un (ou des) monde(s). C’est une loi qui ne laisse intact aucun système d’oppositions, une structure au statut étrange qui soustrait le langage à tout fondement logique. Jacques Derrida appelle itérabilité [de « iter », un mot dont l’étymologie en sanskrit, itara, peut être traduite par « autre »] une possibilité singulière de répétition, où ce qui se répète (la marque) reste identifiable mais décalé, modifié, parasité par un nouveau contexte. (11)
Nous évoluons au sein de ce réseau d’analogies qui s’entrecroisent et s’enveloppent les unes les autres et au cœur desquelles, l’élément – l’individu, le brocoli, le signe ou la guerre – ne représente rien de plus qu’un point saillant dans une cartographie mouvante. Pris dans une chaîne, sa signification dépend en partie de la position qu’il y occupe. Certains (presque tous) entrent simultanément dans plusieurs boucles et créent un enchevêtrement complexe de connections.


[complexité]
complexe au sens latin du terme complexus qui veut dire « tissé ensemble ». la réalité complexe est composée d’une multitude d’éléments interconnectés et inter-influents dont seule la prise en compte en tant que telle permet l’appréciation des choses.

Si l’on en croit la page 9(12) et qu’évoluer – dans le sens de s’améliorer – c’est devenir complexe, alors nous vivons une époque très évoluée. Tout le monde en conviendra, notre réalité n’a rien de simple. Elle se développe même de façon à ne pouvoir être appréhendée qu’au moyen d’efforts d’articulation de pensée et d’acrobaties discursives grandissants. La complexité du monde contemporain requiert de nouveaux outils d’analyse et d’explication. Mais plus que tout, elle requiert une nouvelle façon de penser. Elle demande une compréhension plurielle du monde, capable de voir et de comprendre simultanément les intentions structurelles globales et les mailles complexes reliant les plus petits éléments entre eux.
Le philosophe français Edgar Morin définit notre monde comme n’étant pas « compliqué » mais « complexe ». Au sein de cette multitude d’éléments interconnectés et inter-influents, il nous invite à voir la figure d’ensemble, comme dans une tapisserie. Cet exercice mental nécessite la mise en place d’une pensée moins disjonctive permettant de penser simultanément le singulier et le multiple, l’individu et le groupe. Morin souligne que des notions apparemment opposées comme « autonomie » et « dépendance » ne prennent naissance que l’une par rapport à l’autre et qu’elles peuvent être à la fois complémentaires, antagonistes et opposées. (13)
Dès lors, le savoir dont découle l’autonomie devient affaire de navigation dans ces flux et capacité de liaison. Tout d’abord, nous voilà saisis d’une sensation de vertige face au caractère incommensurable du meshwork, de la somme d’informations et de connections, de couches et de points d’entrée. Mais l’orientation s’apprend et c’est en suivant les liens – en en créant de nouveaux – en remontant les courants – en déconstruisant les schémas – en analysant les circuits – en ré-arrangeant les éléments → en s’y plongeant complètement, que l’entendement se fait possible. Re-structurer les informations complexes permet de créer un contexte, une possibilité de lecture spécifique.

Qu’il s’agisse d’art ou de séries hollywoodiennes, cette complexité se retrouve au niveau de la production culturelle. Vingt ans après les premiers pas du web, la sitcom et sa forme classique (trois caméras et rires enregistrés) laisse la place aux narrations denses, composées de plusieurs couches que l’on connaît aujourd’hui. Elle touche aussi la publicité où certaines compagnies ont remplacé les 35 secondes d’images niaises censées vendre un produit par des campagnes « jeux de piste » mêlant réel et virtuel et faisant intervenir le public dans le déroulement de la trame narrative. (14)
L’évolution est évidente lorsque l’on met en regard une série télévisée du type Notre belle famille, remplie de redondances et d’acteurs remplacés au fil des saisons, avec une série du type Sense 8 qui développe un univers global, riche et pourtant cohérent, notamment grâce à la mise en place de multiples collaborations avec des dessinateurs de mangas, des chorégraphes bollywoodiens ou des acteurs de la lucha libre.

C’est en offrant au public la possibilité de se regrouper largement et en temps réel sur des forums pour y partager leurs références et leurs opinions, y discuter les scripts des producteurs et leurs incohérences, qu’internet a permis cette transformation. À plusieurs, les spectateurs deviennent capables d’analyser un grand nombre d’informations pertinentes et de faire des liens entre différents domaines de compétences. Le public, jusqu’ici considéré comme simple consommateur, est aujourd’hui à même de s’exprimer en dehors du cercle familial ou de la machine à café du bureau. Et face à ce phénomène, les producteurs – qu’ils réalisent des séries, des films ou des jeux vidéos – se voient obligés de proposer des univers plus complexes et des trames narratives plus élaborées pour maintenir l’intérêt du public.


Association 1 : bouteilles de lait américaines – Crumb  – code alfa-numérique – spaghettis
Association 2 : Godard – Freud et Marx – mains de Goofy – Jiminy Criquet
Association 3 : câbles – Thatcher – Tao – papier froissé

Que ce soit dans ses peintures ou ses expositions, les éléments assemblés par Yoan Mudry créent des lignes narratives ouvertes et mouvantes, des modèles de récits possibles. Yoan raconte des histoires, mais à l’image du Joker et de son sourire, ces histoires sont souvent prétextes, jamais qu’à moitié vraies. Elles ne peuvent être prises au sérieux – si ce n’est pour comprendre le système de l’artiste. Elles sont un point de départ et comportent toujours une dimension de mensonge. [C’est d’ailleurs peut-être là qu’on est au plus proche de l’univers de référence de l’artiste.] Mais le mensonge, ici, est aussi vérité, il nous amène à interroger nos propres histoires.
Chacun, dans une peinture ou un ensemble de pièces, va reconnaître un élément et ne pas en reconnaître un autre. Chacun va s’inventer une histoire, une raison, du sens. Et pour chacun, le résultat sera différent : une sorte de chat de Schrödinger inversé. Mort-vivant, depuis le fond de sa boîte, le chat permet à toutes les réalités d’exister simultanément jusqu’à ce qu’advienne l’observation. À l’inverse, le travail de Yoan est UN jusqu’à ce que l’observation – le regard du spectateur – le rende multiple. L’explication ne sert à rien.






Selon Eric Troncy, les œuvres justes sont indissociables des réalités de l’époque qui les produit, de l’interprétation par l’artiste d’un rapport au monde, à ses expressions politiques, sociales, culturelles ou scientifiques.(15) Reste alors à opposer aux drones des installations de la BB9 une possibilité de navigation dans les boucles et les flux de ce monde. Il ne s’agit pas d’éduquer mais de présenter comme possible la décolonisation des esprits. Proposer la création de liens comme la mise en oeuvre d’un nouveau savoir politique et économique et d’une nouvelle volonté sociale... ou en tout cas un petit bout de. Apprendre à pêcher plutôt que d’offrir du poisson et mettre en place cette structure flexible qui correspond à des besoins réels.


(1)    Au sujet du travail de Yoan Mudry, voir Getting Loopy, du même auteur, publié dans le catalogue des Bourses de la Ville de Genève pour l’art contemporain 2016.
Pour lire le pdf : http://www.centre.ch/images/presskits/2016/BLCG2016_Dossier_de_presse.pdf

(2) voir la conférence de Hayles Nonconscious Cognition and Material Processes du 8 mai 2015: http://criticalinquiry.uchicago.edu/watch_n._katherine_hayles_on_nonconscious_cognition_and_material_processes
«This talk discusses the relation of nonconscious cognition to consciousness/unconscious, which I call the modes of awareness. It develops the idea of cognition in technical systems, particularly computational media, showing how principles of selection and specification of contexts lead to the creation of meaning out of information inflows/ingresses and outflows/egresses. It discusses the relation of agency within technical systems to human agency, arguing for a model of “punctuated agency” analogous to the “punctuated equilibrium” proposed by Stephen Jay Gould and others. It proposes the idea of “evolutionary potential” as a way to talk about trajectories of technological developments, arguing that computational media have a greater evolutionary potential than any other technology ever invented by humans. Finally, it argues that technical cognitive systems are interpenetrating human complex systems so pervasively and ubiquitously as to change the nature of what it means to be human, and the challenges that this interpenetration poses particularly to the humanities.»

(3)   « Heraclitus from Ephesus, who lived around 500 BC expressed views remarkably similar to those of the Taoists in China. Known as the “riddler” for the mystical obscurity of his thought, he was the most important of the pre-Socratic thinkers. From the fragments of his work On Nature which remain, he argued that reason should look beyond common sense and realize that the appearance of stability and permanence presented to our senses is false. All things are in a constant flux, even the “unchanging” hills. Everything flows. His follower Cratylus popularized his teaching: “You cannot step twice in the same river.” Like the Taoists, Heraclitus saw change as a dynamic interplay of opposites: “cold things warm themselves, warm cools”. He concluded that since all opposites are polar they are united: “The up and the down is one and the same. Change takes place dialectically through the dynamic unity of opposites. But while everything changes, there is also a natural order. He pictured the world as “an everliving fire, kindling in measures and going in measures” »
Peter Marshall, Demanding the Impossible, A History of Anarchism, p.66-67.

(4)   Les « médias numériques » dont il est question ici sont à entendre non seulement comme une somme d’appareils programmables branchés sur des réseaux de communication, mais comme constituant des « milieux » où il devient rapidement difficile de dire si ce sont les humains ou les machines qui en occupent le « centre ».
Yves Citton, préface au livre de Katherine Hayles, Lire et penser en milieux numériques, ELLUG, 2016
Pour lire le pdf : http://www.yvescitton.net/wp-content/uploads/2016/08/HAYLES-LireEtPenserEnMilieuxNumeriques-Preface-Y-Citton-2016.pdf

(5)   La notion de narration séquentielle désigne une structure au sein de laquelle la succession des éléments est organisée de manière prédéfinie et immodifiable dans le but d’obtenir un résultat spécifique prévisible. Ce résultat pouvant indifféremment être de faire naître une émotion ou de transmettre une information.   

(6)   Voir Frank Rose, Buzz, Sonatine, Paris, 2012

(7)   En 1986 déjà, Trinh T. Minh-ha, écrivain, réalisatrice, femme et vietnamienne, repensait la conception monolithique et indivisible de l’individu : A critical difference from myself means that I am not i, am within and without i. I/i can be I or i, you and me both involved.
Dans ses textes, le I majuscule séparé du i minuscule par une barre oblique remplace le pronom anglais « me ». Cette spécification visuelle et textuelle donne au lecteur une vision autre de celui/celle qui écrit et l’engage à se poser la question pour lui-même.
Pour lire le texte complet : https://www.asu.edu/pipercwcenter/how2journal/archive/print_archive/tmmwoman.html

(8)   Storytelling : petite fille au vernis à ongle en Afghanistan dont on coupe les doigts, vidéo publiée par Fleisher Ari le 6 oct. 2012. https://www.youtube.com/watch?v=7AdgI-QiRPo
Au sujet du storytelling voir également A Mimic Battle, Yoan Mudry et Roxane Bovet, video-loop, 2016.

(9)   « Depuis 1988, j’ai créé un ensemble d’œuvres et un langage autour du sujet du plagiat justement, en m’inspirant de Lautréamont, poète français né en Uruguay, qui a dit : “Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.” Son texte révolutionnaire, Poésies, fut l’eau bénite qui baptisa les surréalistes, un texte écrit entre les lignes avec des mots plagiés d’autres auteurs.
Je me suis toujours demandé si Paul Gauguin s’était inspiré de Lautréamont lorsqu’il a proclamé que “l’art est soit plagiat, soit révolution”. En revanche cela ne fait aucun doute que c’est bien lui qui a inspiré Guy Debord quand il a écrit son livre révolutionnaire La Société du spectacle en 1967, dans lequel on trouve ceci : “Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.” »
Kendell Geers, Lettre ouverte à Kader Attia, 5 décembre 2016, traduction : Anne Cohen Beucher.

(10)   Gilles Deleuze, Marcel Proust et les signes, P.U.F, Paris, 1964, p.63

(11)   Pierre Delain, Derrida, itérabilité, marque, re-marque, http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0806191043.html

(12)   « Nous ne voulions pas être des animaux. Heureusement avec les plantes il n’y avait aucun danger de s’y confondre ou même de remettre en question leur caractère inférieur. Mais personne ne se doutait qu’un plant de riz comptait un génome presque deux fois plus riche que celui de l’humain. C’était resté en travers de la gorge de plus d’un biologiste. Si évoluer – dans le sens de s’améliorer – c’est devenir complexe les plantes n’avaient soudainement plus rien d’archaïque telles des êtres passifs décorant le paysage à travers les âges et nourrissant les herbivores. »
Lucas Cantori, The Future is Wild, voir
Loops (publication). p 9

(13)   Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, Paris, 1990

(14)   Campagne I love bees créée par 42 entertainment pour le jeu Halo.
Campagne Why so Serious créée par 42 entertainment pour le film The Dark Knight de Christopher Nolan

(15)   Eric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver (monographies et entretiens 1989-2002), Les Presses du réel, Paris, 2002, p.45